12
De l’aérodrome de Tempelhof, Kersten et sa femme allèrent directement à Hartzwalde. Le printemps était dans toute sa force. Les prés et les bois embaumaient. Élisabeth Lube, les enfants, les Témoins de Jéhovah reçurent les arrivants avec des transports de joie. Dans l’étable et l’écurie, les bêtes même semblaient heureuses de leur retour.
« Combien de temps encore verrai-je tout cela ? » ne put s’empêcher de penser Kersten.
Il fit une très longue promenade en forêt, rêvant, méditant, comme pour prendre conseil des hautes futaies et des clairières fleuries. Puis il appela au téléphone Hochwald, le Q.G. de Himmler en Prusse-Orientale.
— Je suis là, Reichsführer, dit-il.
— Et votre femme ? demanda Himmler sans transition. J’aimerais beaucoup lui souhaiter la bienvenue.
Le ton ne permettait aucun doute. Cette politesse était un contrôle. Mais quand Himmler reconnut la voix d’Irmgard Kersten, il poussa un véritable cri de joie.
— Comme je suis heureux de vous entendre, dit-il. Et vous ne serez jamais aussi bien qu’en Allemagne et à Hartzwalde. Passez-moi votre mari, je vous prie.
Kersten reprit l’écouteur. Himmler lui dit avec la plus vive amitié :
— Kaltenbrunner m’avait fait peur. Il assure que vous avez retenu un appartement à Stockholm.
— C’est vrai, dit Kersten. Un appartement est beaucoup moins cher que l’hôtel.
— Évidemment ! s’écria Himmler. Votre femme est là, et je me moque bien des calomnies de Kaltenbrunner.
Deux jours plus tard, Kersten était déjà mandé à Hochwald auprès de Himmler très malade.
Dans les séjours qu’il était forcé de faire en Prusse-Orientale, Himmler habitait un baraquement primitif sans aucun confort, bâti à quelques mètres de la voie ferrée, au milieu d’un paysage sinistre. Même quand le Reichsführer était en bonne santé, cette ambiance agissait sur lui d’une façon déprimante. En état de crise, il était doublement malade. Kersten résolut d’utiliser ces conditions favorables à son influence pour passer enfin à l’exécution du plan qu’il avait arrêté avec le ministre des Affaires étrangères de Suède.
Il attaqua dès le premier matin du traitement.
Himmler, couvert de l’une de ses longues chemises de nuit blanches, était couché sous un triste plafond où saillaient les poutres mal équarries, dans un lit très étroit, et très dur, fabriqué en bois grossier par des soldats.
Le docteur s’assit à son chevet sur une chaise de fortune.
Tel était le décor, telle était la situation respective de ces deux hommes à l’instant où ils engageaient un débat qui devait décider de tant de vies.
Tout en pétrissant les nerfs douloureux du Reichsführer, le docteur dit d’un air détaché :
— Je commence à croire, après le débarquement des Alliés, que la guerre ne finira pas comme vous le prévoyez.
— Impossible ! s’écria Himmler.
— On verra cela bientôt, dit Kersten. Mais en tout cas, vous devriez songer au nombre de non-combattants que cette guerre a déjà dévorés dans vos camps de concentration. Quel bien cela peut-il vous faire ? Et, cependant, vous êtes en train de tuer dans ces mêmes camps les derniers survivants de races germaniques : norvégiens, danois, hollandais. Vous appauvrissez, vous détruisez votre propre sang.
L’argument était tiré de la doctrine même que professait Himmler. Aussi, Kersten avait-il choisi de ne parler d’abord que d’un groupe spécifique de prisonniers.
— D’accord, dit Himmler. Mais ces gens se sont mis contre nous.
— Vous êtes l’un des grands chefs germaniques et l’une des grandes intelligences de ce monde, dit Kersten (la vanité heureuse réchauffa pour un instant les pommettes jaunes et saillantes du Reichsführer). Servez-vous de cette grandeur, montrez cette intelligence. Libérez autant qu’il vous est possible de Hollandais, Danois, Norvégiens. Vous sauverez ainsi ce qui reste des peuples de votre race.
— Cette idée est juste, répondit Himmler. Mais comment puis-je en parler à Hitler ? Un seul mot le jettera dans une colère terrible.
— C’est vous qui êtes l’homme le plus puissant en Allemagne, dit Kersten. Pourquoi toujours penser à Hitler ?
— Il est le Führer.
Kersten avança son visage vers celui de son patient, affermit ses mains sur le ventre de son malade et dit, sans changer de voix :
— Une division de vos Waffen S.S. à Berchtesgaden et c’est vous qui devenez le Führer et bien supérieur à Hitler.
D’un geste qu’il ne lui était jamais arrivé de faire, Himmler saisit les poignets du docteur, arrêta le traitement.
— Pensez-vous, pensez-vous vraiment ce que vous dites ? cria-t-il. Moi, aller contre mon Führer ? Mais il représente ce qu’il y a de plus haut pour nous autres Allemands ! Vous connaissez bien les mots gravés sur la boucle de mon ceinturon : « Ma fidélité est mon honneur. »
— Changez la boucle, dit Kersten, et tout est réglé.
— Cher monsieur Kersten, je vous ai une reconnaissance infinie et je vous tiens pour mon seul ami, dit Himmler avec émotion. Mais ne parlez plus jamais de la sorte. La fidélité est un sentiment sacré : je l’enseigne chaque jour à mes soldats.
Kersten redressa son torse massif, l’assura sur la chaise mal rembourrée.
— La fidélité n’est plus la fidélité, quand, du service d’un homme sain, elle passe au service d’un fou, dit-il.
Vous m’avez fait lire vous-même le dossier médical de Hitler. Il devrait être dans un asile. Le laisser libre et souverain est votre faute la plus grande. L’Histoire la retiendra contre vous.
À chaque argument, les mains de Kersten s’étaient faites plus lourdes et plus dures sur l’estomac du patient aux nerfs douloureux. Le Reichsführer ne respirait plus que par saccades. Il répondit en ahanant :
— Je… comprends… bien… Mais je… je ne peux… pas… ne… peux… pas…
Kersten appuya plus fort ses paumes et ses doigts qui avaient acquis en vingt années d’entraînement une puissance redoutable. Le corps de Himmler se tordit, se convulsa tout entier.
— Écoutez-moi, dit le docteur impérieusement.
Himmler murmura d’une voix à peine perceptible :
— Quoi… quoi ?
— Donnez-moi, dit Kersten, les internés norvégiens, danois et hollandais.
Le souffle coupé, torturé, Himmler gémit :
— Oui… oui… oui… Mais laissez-moi du temps.
— Agissez seul, continua d’ordonner Kersten. Ne demandez rien à Hitler. Personne ne peut vous contrôler.
— Oui… oui… oui…, haleta Himmler. Vous avez raison, sans doute.
Les terribles mains relâchèrent leur pression. Himmler respira largement, profondément. Il reprit le contrôle de son esprit et chuchota :
— Ce serait épouvantable, si Hitler entendait cette conversation.
Kersten adoucit encore les mouvements de ses doigts et répliqua en riant :
— Quoi ! Vous n’êtes pas capable de vous protéger des espions ! Vous, le seul homme en Allemagne dont on un peut pas surprendre les entretiens.
— C’est vrai, murmura le Reichsführer. Mais si Hitler apprenait une seule des paroles que nous venons d’échanger…
— Ne pensez plus à cela, dit Kersten amicalement.
Il avait recommencé à traiter Himmler de la façon habituelle. Le malade se sentait revivre. Le docteur reprit, après quelques instants de soins et de silence :
— Cette libération sera facile. À Stockholm, j’ai vu très souvent Gunther, le ministre des Affaires étrangères. Il m’a beaucoup parlé des internés des camps. Il est prêt à faire tout ce qu’il faut en Suède pour les prisonniers nordiques…
Kersten se tut, observa Himmler. En révélant enfin le grand dessein qu’il avait mis au point avec Gunther, le docteur savait qu’il faisait un pas décisif et prenait un risque très grave. Cette entente tramée dans un pays étranger, cette sorte de conspiration – quels sentiments allait-elle susciter chez Himmler ? La fureur ? La crainte ? La méfiance ?
Mais Himmler se trouvait dans cet état de bonheur physique où rien ne lui importait plus que de le conserver, le prolonger.
— Je vois… je vois…, dit-il, sans ouvrir les yeux.
Alors Kersten reprit avec force :
— Les Suédois ne comprennent pas, n’admettent pas les traitements, les tortures que vous infligez aux malheureux dans les camps de concentration. Et surtout aux Norvégiens et aux Danois qui sont leurs frères de sang.
Emporté par son propos, Kersten s’écria :
— Ils sont capables de vous déclarer la guerre.
Les paupières du Reichsführer se soulevèrent et, rencontrant son regard, Kersten eut peur d’avoir été trop loin. Mais l’euphorie durait encore et Himmler se mit à rire.
— Oh ça, ça non, mon bon monsieur Kersten, dit-il. Il nous reste assez de force pour bien leur casser la gueule.
Himmler se secoua, se leva joyeusement. Le docteur lui avait donné la gaieté après le bien-être.
— Ce qui m’importe, demanda-t-il, c’est de savoir si vous êtes personnellement intéressé à la libération de ces prisonniers.
— Tout à fait, dit Kersten.
— Alors, je vais y réfléchir, dit Himmler. Je vous dois trop pour ne pas examiner une affaire qui vous tient à cœur. Mais vous n’avez pas besoin d’une réponse rapide ?
— Non, non, dit Kersten. Il me la faudrait cependant pour mon prochain voyage en Suède.
— Très bien, très bien, dit Himmler.
Kersten crut la partie gagnée.